Colson Whitehead, Underground Railroad


undergroundrailroadRentrée littéraire 2017 (10)
« Pour son dernier jour aux champs, elle fora furieusement la terre comme si elle creusait un tunnel. Au travers, au-delà, c’est là qu’est le salut. »
Dès les premières lignes, le lecteur sait que Cora va s’enfuir avec Caesar, de la plantation de coton où elle est esclave. C’est le milieu du XIXème siècle, les planteurs ont depuis longtemps perfectionné les moyens de garder les esclaves, et de leur ôter toute velléité de s’enfuir, par la fatigue extrême, le manque de communication entre eux, les rumeurs terribles, la peur… Pourtant, la mère de Cora a disparu un jour, alors qu’elle-même n’avait que onze ans, sans lui dire adieu, et elle n’a jamais été rejointe. Caesar pense donc à Cora pour fuir avec lui, elle lui portera chance, sans doute. C’est tout en sobriété, en retenue, que Colson Whitehead dresse le tableau de la vie d’esclave en Géorgie. La fuite va avoir lieu, au long du « chemin de fer souterrain » réseau réel d’abolitionnistes qui viennent en aide aux esclaves au risque de leur vie, réseau de caches et de transports des plus discrets.

« Dès qu’ils sortaient de la plantation, les nègres apprenaient à lire, c’était un vrai fléau. »
Le récit de la fuite de Cora, de Géorgie en Caroline du Sud, puis en Caroline du Nord, du Tennessee à l’Indiana alterne avec les portraits, plus brefs, d’autres personnages, du chasseur d’esclaves à l’abolitionniste, à la mère de Cora. Ces portraits affinent le propos, nuancent et cernent mieux comment l’esclavage et la propriété illégale des terres sont conjoints à l’esprit même de l’américain blanc, qui n’est autre que l’ancêtre des suprématistes blancs actuels. Ridgeway, à la poursuite de Cora, va revenir sur le devant de la scène plusieurs fois, et d’autres personnages tout aussi ignobles vont croiser la route de la toute jeune fille, qui a heureusement des ressources et s’est créé une carapace qu’on pourrait croire de froideur, mais que faire d’autre sinon devenir folle ?

 

« Elle chassa une nouvelle fois la plantation de son esprit. Elle y arrivait mieux, désormais. Mais son esprit était rusé et retors. Des pensées qu’elle n’aimait pas du tout s’insinuaient par les bords, par-dessous, par les failles, par es lieux qu’elle pensait avoir aplanis. »
Chaque état traversé a ses propres lois, sa manière de traiter les Noirs, et les états qui ont aboli l’esclavage ne sont malheureusement pas des havres de paix, tant s’en faut. J’avais lu beaucoup sur la conquête des droits civiques au XXème siècle mais pas tant que cela à propos de l’esclavage, de la violence raciste des états du sud, ni du courant abolitionniste venu du nord au XIXème siècle. Les différences entre la Caroline du Nord et la Caroline du Sud sont particulièrement éclairantes, le grand danger à être abolitionniste et à aider les esclaves en fuite, ou même les affranchis, est tout à fait bien mis en avant par l’auteur.

« Après une accalmie dans les arrestations de Blancs, certaines villes augmentèrent la récompense pour qui livrerait des collaborateurs. Les gens se mirent à dénoncer des concurrents en affaires, de vieux ennemis intimes ou de simples voisins. »
Le tableau dressé fait froid dans le dos, et pour ce faire, le style est fluide, ne cherche pas à faire d’effets, et s’il a quelques singularités, rien ne fait pas obstacle à la lecture. Toutefois, il dérive parfois vers un style mi poétique mi elliptique, qui m’a fait passer à côté de quelques phrases. Je les ai lues et relues, et pourtant j’ai eu l’impression que leur signification m’échappait. Rien qui n’ait freiné mon enthousiasme, j’aime bien qu’un texte résiste un peu, pas trop, et je le répète, le style et la traduction m’ont semblé en parfaite osmose avec le sujet. Quant à avoir mêlé un chemin de fer imaginaire à des faits réalistes, cela ne m’a pas gênée du tout. C’est une bonne manière de mettre un peu de distance avec l’inhumanité des situations.
En évitant volontairement le romanesque, les situations trop attendues, l’auteur a parfaitement réussi à faire de l’histoire de Cora celle de tous les noirs d’Amérique, et à écrire un texte fort et inoubliable, qui va rester en bonne place dans ma bibliothèque !

Underground Railroad de Colson Whitehead (The Underground Railroad, 2016) éditions Albin Michel (août 2017) traduit par Serge Chauvin, 416 pages, prix Pulitzer de littérature 2017.

Si Ariane n’est pas convaincue et Hélène un peu mitigée, c’est un grand roman pour Cathulu, Dominique, Jérôme ou Laure. J’oublie certainement des lecteurs, mais le fait que ce roman ait été beaucoup lu et vu ne devrait pas vous en détourner.
Pour mon défi « 50 état
s, 50 romans », je le note pour le Tennessee… (la carte est plus lisible en suivant le lien)
USA Map Only

62 commentaires sur « Colson Whitehead, Underground Railroad »

  1. Un bon roman qui est indispensable pour rappeler ce que fut l’esclavage dans un pays qui est en train de régresser au niveau du racisme. J’ai été moins enthousiaste que toi peut-être parce que j’ai beaucoup lu sur ce thème (Beloved m’a tellement impressionnée ! ) mais je comprends que tu aies aimé.

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    1. Je lis pourtant pas mal de littérature américaine, mais j’avais du esquiver le sujet jusqu’alors, j’ai appris un certain nombre de choses. Et indépendamment de ce fait, j’ai beaucoup aimé le style et la construction.

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  2. Bon, vraiment, les avis sont plus que partagés ! Tu es très enthousiaste, lectrice de littérature américaine et ton avis compte. Je crois que j’ai quand même attendre un peu ou la sortie poche, le lire tranquillement.

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    1. Je pense que tout ce qu’on avait entendu avant même sa sortie à son sujet a provoqué de grandes attentes… parfois déçues, mais ce n’est pas mon cas. J’ai été emballée !

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  3. A l’annonce de sa parution, j’avais été très enthousiaste à l’idée de le lire, et plus encore avec les premiers billets, et puis les avis mitigés sont apparus (par rapport au style surtout – confirmé côté anglophone), du coup je n’en ai plus fait une urgence. Et puis j’ai vu et entendu l’auteur sur La Grande Librairie, et je suis de nouveaux très motivée.^^ Ton billet enfonce le clou !

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    1. J’ai l’impression que ceux qui critiquent le style s’attendaient à moins sobre, à un style qui leur tire des larmes…
      Au contraire, j’ai aimé la façon d’écrire de l’auteur, et le personnage de Cora, même si elle n’exprime pas beaucoup ses sentiments. Le contexte et l’époque sont à mon avis cohérents avec une certaine retenue. Il fallait rester froid et dur pour survivre…

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  4. Il est sur ma liste depuis sa sortie, mais j’ai eu quelques tentations a la bibliothèque qui m’ont un peu égarée. Ton billet me donne envie de le repencher très vite sur son cas 🙂

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    1. Merci, Sandrine. Ton billet explique bien ce qui t’a fait rester à distance. Nos lectures sont différentes, mais tellement de facteurs entrent en compte au moment de la lecture !

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  5. Je reste en marge de l’histoire des Etats-Unis, qui est vraiment un pays qui ne me séduit pas du tout. Du coup, même si ce livre est de toute évidence de qualité, je ne crois pas qu’il me passionnerait…

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    1. Jusqu’à il y a peu, seuls les Etats-Unis du XXème, voire du XXIème siècle, m’intéressaient. Quelques romans comme Neverhome et celui-ci m’ont fait remonter dans son histoire, qui éclaire la période contemporaine… et ça m’a passionnée.

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  6. Je l’ai dans sa version électronique et je veux le lire aussi. Un ami qui l’a lu m’a dit qu’il n’était pas hyper bien écrit (enfin, il ne savait pas si c’était dû au style de l’auteur ou à la traduction). Un sujet qui m’intéresse, de toute façon. 😉

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    1. Je n’ai pas eu ce sentiment qu’il soit mal écrit… peut-être, comme je le dis, quelques phrases m’ont-elles paru un peu hermétiques, mais c’est vraiment très limité. Et le sujet mérite que l’on s’y intéresse.

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    1. Comme souvent, après les premiers avis enthousiastes, en arrivent d’autres qui soit en attendaient trop, soit en le lisant, sortaient de leur genres de lectures habituels, et qui ont été désappointés. Ce n’est pas mon cas, je n’ai pas de restrictions, je suis conquise !

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  7. les livres sur l’esclavage sont forts de par leur sujet. Celui-ci semble, tu donnes envie de le découvrir ou de l’offrir pour les fêtes de noël. J’ai lu Bakhita qui traite aussi de l’esclavage et qui est un merveilleux roman. Bonne semaine à toi 🙂

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    1. En relisant la liste des prix Pultizer, du moins des plus récents, tous ne sont sans doute pas des chefs-d’œuvre impérissables, et je classerais celui-ci dans les très bons, tout de même… C’est comme pour le Goncourt, tout n’est pas de niveau égal.

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    1. Je comprends, j’ai hésité un moment avant de l’acheter, puis avant de le commencer… mais je n’ai été ni déçue, ni trop choquée. Malgré les faits, terribles, on ne s’enfonce pas dans le pathos.

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