Philippe Jaenada, La petite femelle

petitefemelle« De la rue (la vraie vie, les témoins) à la rue (l’opinion publique façonnée par la presse) en passant par le filtre de l’enquête de de la procédure, une fille comme une autre se transforme en créature de l’Enfer. »
Je n’ai pas écrit de billet de lecture depuis le 20 juillet, mais ce n’est pas pour autant que j’ai arrêté de lire, bien au contraire. Si je ne parlerai pas forcément de toutes ces lectures, il en est une que je ne veux pas rater, pour plusieurs raisons. Tout d’abord parce qu’on va bientôt parler de La serpe, le prochain roman de Philippe Jaenada, qui contient un personnage commun avec La petite femelle, à savoir Georges Arnaud, l’auteur du salaire de la peur, et qui lui aussi part d’un fait-divers ignoble.
Mais évoquons d’abord Pauline Dubuisson, accusée d’avoir tué son amant, lors de l’un des plus retentissants procès d’après-guerre. Le roman retrace avec la plus grande rigueur, qui contraste souvent avec des remarques plus plaisantes, l’enfance et la jeunesse mouvementée de la jeune femme née dans la région de Dunkerque. D’une famille aisée, Pauline est la benjamine après trois frères, et pourtant c’est d’elle dont son père se sent le plus proche, tentant de lui inculquer sa philosophie (nietzschéenne) de la vie. Elle est à peine adolescente lorsque les Allemands occupent sa ville natale, et commerce rapidement avec eux, ce qui lui vaudra l’opprobre par la suite. Très intelligente, elle entame des études de médecine, mais Pauline semble toujours en avance, par sa liberté, sur son époque, et souffre d’un caractère cyclothymique exacerbé, qui la fait passer de moments joyeux à des périodes des plus sombres.

« Je ne la regarde pas d’un œil grave, noir, comme tant d’autres, elle a eu sa dose ; mais légèrement, le plus légèrement possible. Avec un mélange de bienveillance et de détachement (ça devrait aller – il me semble que c’est ce qu’on doit s’efforcer de faire avec tout le monde, avec les vivants qu’on croise). »
Le livre cherche à la réhabiliter d’une certaine manière, non en la déchargeant de toute culpabilité, mais en constatant combien le procès, à la fois celui de la cour d’assises et celui mené en parallèle par les médias, a été dressé uniquement à charge, noircissant le portrait d’une jeune femme qui n’avait rien du monstre qu’ils présentaient. Très bien documenté, ce roman, pourtant long, est tout à fait passionnant, même et surtout quand on le débute en ne connaissant rien de l’affaire. Des portraits des différents membres de la famille Dubuisson, aux années de guerre, avec des passages particulièrement marquants sur la guerre à Dunkerque, des faits eux-mêmes qui lui valurent d’être condamnée, jusqu’à sa mort, tout est très précisément documenté, argumenté, solide…

« Le passé est comme un chat qui retrouve son maître à des centaines de kilomètre – en général, le maître en question est heureux de le découvrir un matin sur son paillasson, tout amaigri et pouilleux, mais dans le cas de Pauline, c’est plutôt sa hyène de compagnie qui revient gratter à sa porte. »
Et puis bien sûr, il y a le ton Jaenada, son humour, ses comparaisons inédites, et les fameuses digressions que l’auteur élève au rang de discipline artistique, pour le plus grand plaisir du lecteur, du moins celui que peut amuser une recherche sur l’histoire de la culotte Petit Bateau ou sur l’occurrence du mot « saucisse » dans ses précédents romans (d’ailleurs, Mr Jaenada, aucun article de mon blog ne contenant le mot saucisse, une recherche de ce mot permettra dorénavant de tomber directement sur le billet parlant de La petite femelle, contrairement aux recherches sur le mot « saucisson » qui donneront deux résultats supplémentaires).

 

La dernière raison n’est pas la moindre, puisqu’il s’agit de lire un des fameux pavés de l’été, pour le challenge organisé par Brize. Six cent douze pages en grand format, voilà qui remplit bien le contrat, et sans aucune impression de longueur ou de lourdeur ! 

La petite femelle, de Philippe Jaenada, éditions Juillard (2015), 612 pages, paru en poche en Points.

Lu aussi par Athalie, Brize, Caroline, Charlotte ou Sandrine.
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41 commentaires sur « Philippe Jaenada, La petite femelle »

  1. Je voulais laisser du temps après le roman de Jean-luc Seigle sur Pauline Dubuisson parce que je l’avais beaucoup aimé. Maintenant je suis prête à lire Jaenada, il est sûrement très différent mais tout aussi intéressant. C’est juste le pavé qui me fait encore hésiter…

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    1. Je ne pense pas lire le roman de Jean-Luc Seigle. Le pavé se digère très bien, je t’assure, et en poche ou sur liseuse, ne fatigue pas trop les articulations ! 😉

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    1. Bizarrement, ces digressions, qui n’interviennent pas au mauvais moment, m’ont permis de bien rester dans le livre ! Etrange, peut-être, mais c’est comme ça ! 🙂

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  2. Les blogueurs, plus souvent ses, en ont beaucoup parlé et je ne l’ai pas (encore ?) lu. Mais je voudrais tellement faire descendre ma PAL, oh que de quelques livres… Des achats m’attendent

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  3. Beau billet!
    J’ai hâte d’attaquer « La Serpe »… Après « La Petite femelle », « Spiridon Superstar » et « Sulak », l’auteur se muerait-il en biographe?

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  4. Je copie sur Aifelle ! Il y a longtemps que je veux découvrir cet auteur, mais le sujet de ce roman-ci ne me tente pas du tout (rien que le titre me donne envie de fuir..) Je vais plutôt tenter le prochain dont le thème ma parait bien plus alléchant.

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    1. Le prochain semble très intéressant, en effet… mais je peux t’assurer qu’on peut passer au-delà du titre et adorer la lecture de La petite femelle ! 😉

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  5. J’ai lu et Je vous écris dans le noir (Seigle), et La petite femelle. Heureusement, Seigle en premier, Jaenada en second. Dans le sens inverse, le roman de Seigle aurait été d’une fadeur… La petite femelle est un roman lumineux. Mon premier roman de Jaenada. Pas le dernier, pour sûr !

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    1. Je ne pense pas lire le roman de Jean-Luc Seigle, cité par Jaenada à quelques reprises. Celui-ci est bien suffisant pour tout connaître de l’affaire. J’avais repéré Sulak, il y a un bon moment, je devrais peut-être aller à sa recherche…

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  6. J’en garde un bon souvenir, avec un portrait de femme fouillé + effectivement des digressions soit amusantes soit passionnantes (la partie sur Dunkerque, comme pour toi), au moins pour la plupart. J’avais quand même eu un peu de mal sur la durée, raison pour laquelle je ne me précipite pas sur « La serpe », même si, à la clé, il semblerait que l’auteur ait réussi à faire la lumière sur l’affaire en question (enfin c’est l’argument éditorial).

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    1. Je ne me précipiterai pas non plus (je ne me précipite plus sur la rentrée littéraire, sauf un ou deux qui viennent à moi…) j’attendrai quelques avis, et puis j’ai encore la possibilité de lire plusieurs de ses anciens romans. 😉

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  7. J’ai lu celui de Jean-Luc Seigle et, comme Krolfranca je préfère laisser du temps passer avant de lire celui-ci. Mais tu me tentes bien !
    Du côté pavé de l’été, j’ai attaqué le mien, en audio. Un sacré casse-croûte ! (36 heures / plus de 1000 pages). J’écoute 22/11/63 de King.

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    1. Tu as raison de laisser du temps entre les deux, bien qu’ils semblent fort différents… Quant à 22/11/63, je ne le lirai pas, j’ai vu la série qui en a été tirée (bien, surtout au début, après ça tire un peu en longueur). Je n’ai jamais rien lu de Stephen King, je crains que ce ne soi pas pour moi.

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  8. Un des titres qui m’a complétement convaincue cette année, et même plus que cela ! Le parti pris de l’auteur emporte d’adhésion, il fait littéralement corps avec elle, jusqu’à la fin qui m’a profondément touchée, cette façon qu’il de lui redresser sa dignité jusqu’au bout. En plus, je partais avec un sérieux handicap, je n’avais jamais réussi à finir un livre de cet auteur ! En ce qui concerne les digressions, au début, je me suis dit qu’elles allaient m’énerver, mais en fait, pas du tout, elles sont souvent drôles, ou instructives, et en tout cas, je te rejoins, elles tiennent le livre !

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  9. Je me souviens que ce livre m’avait intéressée, en effet. Maintenant, on reconnaîtrait le bipolarisme de Pauline qui expliquerait ces passages d’une humeur à l’autre. Enfin, c’est une hypothèse !

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    1. Tout à fait, j’y ai pensé aussi, et sans doute Philippe Jaenada également, même s’il n’écrit pas le mot… cela expliquerait les très sévères sautes d’humeurs qu’elle mentionne elle-même.

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