Joydeep Roy-Bhattacharya, Une Antigone à Kandahar

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Elle descend des montagnes près de Kandahar, jusqu’à la base américaine, s’arrête à quelques centaines de mètres des barbelés. Lorsqu’un interprète l’interroge, elle déclare vouloir venir récupérer le corps de son frère pour l’enterrer. Mais est-elle ce qu’elle prétend, ou se prépare-t-elle à un attentat-suicide, voire est-ce un homme déguisé ? Chacun des soldats, chacun des gradés projette dans cette femme, bien différente de celle de la couverture du livre, ses interrogations et ses peurs…
Connaissez-vous ce plaisir incomparable, quand vous croyez avoir fait le tour des romans de la rentrée susceptibles de vous plaire vraiment, (enfin à mon niveau, c’est-à-dire en tenant compte du grand nombre de ceux qui ne m’intéressent pas) et que vous tombez sur un inattendu qui, par surprise, vous harponne et vous accompagne, même en pensée, partout pendant deux ou trois jours ?
Ce roman, c’est tout d’abord une jolie construction qui donne la parole pour commencer à Nizam, Antigone afghane, puis aux différents militaires américains en poste sur la base, sans oublier le médecin ou l’interprète. Les voix, dans des registres bien différents, se dévoilent, se complètent, se contredisent ou s’accordent. Le passé refait surface, le présent n’est que déchirements et solitudes, l’avenir est incertain. Et l’ensemble, aussi saisissant qu’original, ne fait écho qu’avec un tout petit nombre de mes lectures précédentes (je pense à La vaine attente de Nadeem Aslam) et dégage même une impression de « jamais-lu ».
Peut-être aurais-je aimé dès la première rencontre avec ces mots, savoir ce que sont des Hescos et un concertina dans le cadre d’un camp militaire (rien de musical donc dans le dernier terme, ce que mon ami Google m’a appris rapidement) ainsi que la signification de deux ou trois acronymes. Mais si j’en ai été un peu gênée au début, j’ai trouvé ensuite que cela participait à une légère résistance du roman, complexité qui est un de ses atouts. C’est le cas de la reconstitution chronologique ou de l’identification précise des personnages quand commence chaque chapitre, qui sont laissées à l’intelligence du lecteur, ainsi que la scène finale qui garde ses mystères d’interprétation.
Un coup de cœur pour cette Antigone moderne.

Extraits : C’est un sentiment de dislocation extrême, comme si mes nerfs étaient à vif et que je vivais simultanément toutes les phases contradictoires d’un seul et même rêve.

« Tu peux pas être fait d’infini, mec, argumente Lee. C’est immatériel, putain. »

Des heures plus tard – combien d’heures ? – j’ai accompli ma tâche. Trois monticules de terre fraîchement retournée indiquent la dernière demeure des fidèles compagnons de mon frère. Sur chaque sépulture, je dépose une pierre. Sur le sol nu, le dépouillement des monticules me gêne : ils auraient dû être marqués d’une pierre tombale et de piquets ornés d’un drapeau vert à la tête et aux pieds, comme il convient aux héros. Mais je n’avais pas prévu de devoir accomplir cette tâche et le seul drapeau que j’ai apporté est réservé à mon Youssouf.

Le jour commence avec de petits flocons de lumière. Il fait déjà chaud et le soleil n’a pas encore dépassé les montagnes. Le désert prend ses couleurs familières : quatre nuances de gris, cinq de brun, neuf d’ocre et neuf de beige. Je plisse les yeux en regardant les sommets déchiquetés, les pentes encore couvertes d’ombres nocturnes. Très bientôt, il va falloir aller se battre dans ces montagnes.

Rentrée littéraire 2015
L’auteur :
Joydeep Roy-Bhattacharya est né en Inde, il a étudié la politique et la philosophie à l’Université de Calcutta et de l’Université de Pennsylvanie. Ses romans, Le Club Gabriel et The Storyteller of Marrakech, ont été publiés dans seize pays. Il vit dans la vallée de l’Hudson dans l’état de New York.
368 pages
Éditeur : Gallimard (août 2015)
Traduction : Antoine Bargel
Titre original : The watch


Les avis tentateurs étaient ceux de Cuné
et Delphine-Olympe.

38 commentaires sur « Joydeep Roy-Bhattacharya, Une Antigone à Kandahar »

  1. Très tentateur ce billet, les differentes voix me tentent beaucoup. Être sans la langue dans un pays en guerre, rajoute une dimension au conflit dont on ne parle pas assez.

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  2. Je vois très bien ce que tu veux avec l’idée d’une divine surprise que l’on n’attendait plus. J’attends qu’elle me tombe dessus d’ailleurs, mais pour l’instant rien à faire 😉

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  3. très, très tentant! je note et stabilote! les surprises littéraires de ce genre sont suffisamment rares pour qu’on s’y penche dessus…

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  4. Les auteurs indiens, ou d’origine indienne ne sont pas ceux que je lis le plus. J’ai noté depuis longtemps Nadeen Aslam, mais n’ai pas encore franchi le cap de la lecture…

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    1. Les magazines, et même les blogs, à mon grand regret, mettent surtout en avant les romans français, ou anglo-saxons… après, cela devient très épisodique, et c’est bien dommage.

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  5. Depuis Delphine il est noté, dans ton billet on sent quand même le bouquin qui parie sur l’intelligence du lecteur (et c’est pas si fréquent), je suis assez fan des transpositions de personnages classiques à notre époque, donc j’adore le titre. Il fera partie de mes lectures de l’année.
    Youpi

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    1. Il semblerait qu’il ait les qualités pour te plaire ! J’espère le voir sur de nombreux blogs… (non, je rectifie, sur de bons blogs… 😉 trop nombreux, ça ne le servirai pas forcément !)

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  6. Ah comme je te comprends, le bouquin, resté sous la pile et qu’on ouvre avec un enthousiasme modéré et qui se révèle extra, c’est le plus grand plaisir qu’il puisse nous apporter

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  7. Bien aimé mais sans plus pour moi. Je suis restée en-dehors et j’aurais aimé avoir davantage de notes de bas de pages. Quand on ne parle pas l’arabe, pas facile de comprendre les mots en italique !

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    1. Ah, dommage ! J’ai eu un peu de mal avec quelques acronymes mais je ne me souviens pas de mots en italique… et dans l’ensemble, j’ai éprouvé de l’empathie pour les personnages, si différents les uns des autres soient-ils.

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