Maylis de Kerangal, Réparer les vivants

reparerlesvivantsL’auteur : Née en 1967, Maylis de Kerangal a été éditrice pour les Éditions du Baron perché et a longtemps travaillé aux Guides Gallimard puis à la jeunesse. Elle est l’auteur de quatre romans aux Éditions Verticales, Je marche sous un ciel de traîne, La vie voyageuse, Corniche Kennedy et Naissance d’un pont, ainsi que d’un recueil de nouvelles, Ni fleurs ni couronnes et d’une novella, Tangente vers l’est.
288 pages
Editeur :
Verticales (janvier 2014)

Vingt-quatre heures. C’est ce qui m’a le plus frappée en refermant ce livre. Vingt-quatre heures seulement entre le départ de trois jeunes pour une séance de surf matinale et la transplantation du cœur de l’un des trois dans la poitrine d’un malade en attente de greffe. Moins de vingt-quatre heures, beaucoup moins, pour permettre à la famille, aux parents choqués, de comprendre que leur fils est en état de mort cérébrale, et décider s’il aurait voulu donner ses organes. Ce formidable roman, que j’ai lu sans pouvoir décrocher, et qui m’a donné envie de tout découvrir de Maylis de Kerangal, retrace l’intégralité de cette journée, de ce dimanche d’hiver après lequel plus rien ne sera pareil.
Le style m’a beaucoup plu, le vocabulaire recherché, les phrases longues qui tantôt véhiculent des sentiments très forts, ou tantôt maintiennent une légère, très légère distance avec les faits. Impossible toutefois de rester à l’écart des émotions tout du long. Pour moi le moment où les parents commencent à parler à l’imparfait de leur fils qui repose un peu plus loin dans une chambre en réanimation, a été le moment où il m’a fallu poser le livre pour aller respirer un peu…
Le point fort du roman, outre son style, est aussi de ne pas rester seulement du côté des parents, mais d’aller ausculter les pensées, observer les gestes du médecin urgentiste, de l’infirmier coordonnateur de greffes, de l’infirmière de réanimation, ou de la malade qui attend un coeur. On perçoit que l’auteur s’est extrêmement bien documentée sur les dons d’organes, sur la définition clinique de la mort, de fait elle a même assisté à une transplantation cardiaque, et sans doute s’est-elle tout autant renseigné sur le surf, l’élevage d’oiseaux chanteurs ou le chant lyrique, qui viennent en contrepoint. Pourtant, son écriture très personnelle fait qu’on n’a jamais l’impression d’une explication magistrale. Les lieux, des plages à l’aube aux appartements, des hôpitaux à la ville du Havre, sont magnifiquement décrits, offrant un cadre blanc, épuré, une lumière pâle de bord de mer au chagrin des parents. « Enterrer les morts, réparer les vivants », cette phrase extraite de Platonov de Tchékhov, que l’un des protagonistes a notée, cette phrase est le moteur du roman, plein de douleur, certes, mais aussi porteur d’espoir.
J’aurais aimé écouter l’auteure à la fête du livre de Bron, mais cela n’a pas été possible. Je me suis en tout cas procuré Corniche Kennedy pour retrouver ce style qui m’a tant séduite !

Extrait : Une fois dehors, le ciel les a éblouis, livide, des nuances de lait sale, si bien qu’ils ont baissé la tête, ont rivé les yeux à la pointe de leurs chaussures, et ont marché côte à côte jusqu’à la voiture, mains dans les poches, nez, bouches et mentons enfouis dans les écharpes, dans les cols.

La ville s’étire, elle se détend, les derniers quartiers effilochent son contour, les trottoirs s’absentent, il n’y a plus de clôtures seulement de hauts grillages, quelques entrepôts et des résidus de vieilles implantations urbaines, noircies sous les anneaux des échangeurs autoroutiers, puis les formes du relief terrestre conduisent leur trajectoire, guident leur dérive comme des lignes de force, ils roulent sur la route au bas des falaises, longent ce coteau grevé de cavernes où traînent vagabonds isolés et bandes de gosses -shit et bombes de peinture-, passent les baraques tapies au bas de la pente, la raffinerie de Gonfreville-l’Orcher, enfin obliquent vers le fleuve, comme si happés par l’échancrure soudaine de l’espace, et maintenant, c’est l’estuaire.

Lu aussi par Clara, Cathulu et Gambadou.

59 commentaires sur « Maylis de Kerangal, Réparer les vivants »

  1. J’ai eu la chance d’assister à un rencontre avec elle, avant qu’elle ne soit connue. Elle parle aussi biien qu’elle écrit. Je compte bien lire « réparer les vivants ! »

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  2. Le thème me fait peur parce que j’ai un ado et que je pourrais trouver trop dur à lire. Malgré tout, j’ai décidé de me faire un peu violence et de tenter de le lire. La lecture est prévue très prochainement mais c’est une lecture que j’appréhende autant que je la désire. L’auteure sera au salon du livre de Paris le vendredi, jour où j’y serai moi-même.

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    1. C’est dur, mais pas tout du long… quand le lecteur est aux côtés des parents, il est difficile de ne pas s’identifier, les réactions ont une telle vérité… Avec les autres protagonistes, on respire plus facilement.

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  3. Mouais… Moi, je suis allée respirer un peu, à mi-parcours, et pour le moment je n’ai pas remis le nez dans le livre.
    Je sais que mes filles sont favorables au don d’organes, alors quel besoin de m’obliger à imaginer cette tragédie ? L’auteur détaille et appuie là où l’ellipse aurait, je pense, suffi et convenu.
    L’écriture est remarquable, au sens propre du terme, mais elle ne me séduit pas toujours.

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    1. Je craignais aussi avant de commencer ce roman, mais l’écriture m’a fait passer outre mes quelques réticences. Je ne trouve pas que l’auteur en ai fait trop, mais chacun ressent les choses à sa manière…

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  4. Un live merveilleux !

    Pour répondre à Valérie, fifille one ado a abordé avec nous le don d’organes il y a deux ans. Et je suis contente que nous ayons eu cette discussion car j’ai ma carte de donneuse depuis plus de 30 ans dans mon portefeuille..

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  5. Bon, moi, je tourne autour de ce roman … j’apprécie énormement l’écriture de Maylis de Kérangal et c’est pour cela que j’hésite … Elle cisèle ses phrases en touches si pointues et vibrantes que je me dis que les descriptions des corps vont me fiche la frousse … Comme Cathulu, j’ai préféré « Naissance d’un pont » à « Corniche Kennedy », mais l’auteure est riche d’autres pépites comme « Pierres, feuilles, ciseaux » où elle travaille sur un autre de ses centres d’intérêt que les corps, l’espace. Elle y excelle aussi.

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    1. Je ne trouve pas que les descriptions soient insoutenables dans ce roman… et d’autres plus douces viennent contrebalancer un peu… Quant à Corniche Kennedy, je verrai ! J’espère que ça ne va pas faire comme avec Jérôme Ferrari, dont j’ai adoré le dernier roman et acheté deux des précédents qui dorment encore dans ma PAL !

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  6. J’ai bien aimé Dans les rapides et Ni fleurs ni couronnes, mais je n’ai pas accroché à Naissance d’un pont. Je trouve que son style s’accommode mieux de livres courts. Mais j’essayerai Réparer les vivants, le sujet m’intéresse et tout ce que je lis à son sujet donne envie de découvrir ce livre.

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  7. J’ai rencontré Maylis de Kerangal lors de ma participation au Prix de l’Express en 2011 dont elle était la Présidente, elle est absolument charmante et abordable. Je n’avais pas aimé Corniche Kennedy (mais je devrais le relire, je pense que je pourrais aimer), mais j’ai beaucoup aimé Ni fleurs ni couronnes et Naissance d’un pont. ce Réparer les vivants me tente vraiment parce que depuis Corniche Kennedy, j’ai appris à aimer son écriture.

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    1. Les avis sont très différents les uns des autres sur ses romans précédents… ce qui explique sans doute que je ne l’ai pas lu jusqu’alors. En tout cas, je te recommande Réparer les vivants !

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  8. Je ne comprends pas qu’on puisse s’opposer au don d’organes. Avant de penser au fils qu’n pourrait perdre, pensons qu’un organe pourrait sauver notre propre fils, non ? Et que le refus d’un parent pourrait condamner notre enfant. Bizarrement, on voit rarement cette aspect. Cette romancière semble faire l’unanimité. Je ne sais pas par contre si ce roman pourrait me plaire, n’ayant pas moi-même d’enfants et étant favorable au dons d’organes. je risque de passer à côté. Peut-être un autre titre ?

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    1. Si tu es favorable au don d’organes, si, il te plairait sans doute. Dans ce roman, les médecins n’ont pas affaire à des parents complètement opposés, juste un peu perdus, et on les comprend. Je pense bien lire d’autres titres de Maylis de Kerangal.

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  9. Je le finis ce soir. C’est une pépite, une merveille, une plume qu’on ne souhaite plus quitter. Le déchirement va être grand.

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    1. Je suis tout à fait de ton avis… j’ai une mémoire très sélective concernant mes lectures, et celui-ci reste encore d’une précision terrible dans mon souvenir, alors que des livres lus plus récemment ne laissent qu’une empreinte vague.

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