Claire Deya, Un monde à refaire

Le choix de ce roman s’est imposé à moi : une maison d’édition dans laquelle j’ai confiance, un premier roman, la fin de la guerre comme époque et la côte près de Hyères comme décor… tout était là pour me tenter.
Au printemps 1945, un homme se présente pour devenir démineur sur les plages de la Côte d’Azur. Les Allemands y ont en effet laissé tellement d’engins explosifs enfouis qu’il est impossible de laisser la population retrouver le bord de mer. Vincent semble bien mystérieux, on sait qu’il a été prisonnier en Allemagne, et qu’il cherche une femme prénommée Ariane. De révélations en révélations, son histoire va être dévoilée. Il n’est pas le seul, chacun des démineurs, jusqu’au chef de groupe, arrive avec un bagage particulier, qu’il ne raconte que rarement.
Les volontaires étant peu nombreux, attirés souvent par des primes conséquentes liées au risque, des prisonniers allemands sont envoyés en renfort, à l’encontre de la convention de Genève, mais en cette fin de guerre, cela semble dérisoire. Enfin, Vincent va aussi rencontrer Saskia, une toute jeune femme revenue seule des camps et décidée à se réapproprier la maison familiale indûment occupée.

Ce roman marque d’abord par sa parfaite documentation sur l’époque et le travail des démineurs. Le contexte de la fin de guerre et du déminage m’a intéressée bien avant l’histoire d’amour de Vincent qui semble idéaliser sa passion pour Ariane, disparue brusquement un an avant son retour. Toutefois, les questions sur ce qu’elle est devenue sont habilement posées et la quête Vincent donne beaucoup de vivacité au roman.
L’intérêt vient aussi de la psychologie des personnages, vraiment soignée. L’autrice a particulièrement bien évoqué le difficile retour à la vie normale, que ce soit de retour d’un camp ou du maquis. A cet égard, le personnage de Saskia est vraiment touchant.
J’ai trouvé l’action et les dialogues soignés et crédibles, par contre, les lieux ne sont pas assez représentés à mon goût. Je revenais de la région de Hyères, et le manque de descriptions, tout comme les transitions trop rapides d’un endroit à un autre, ne m’ont pas fait du tout retrouver la ville. Cette remarque toute personnelle ne doit pas faire oublier ce premier roman remarquable, que la postface éclaire de manière très émouvante.
N’hésitez-pas donc à vous faire votre propre avis !

Un monde à refaire de Claire Deya, éditions de l’Observatoire, janvier 2024, 413 pages.

Olivier Dorchamps, Fuir l’Éden

In extremis, un court avis sur ce roman paru l’année dernière, qui entre bien dans le thème du mois « Sous les pavés, les pages » organisé par Athalie et Ingannmic.
Adam a dix-sept ans et vit dans une tour baptisée l’Éden avec sa petite sœur de quatorze ans, et « l’autre », toujours ainsi nommé, et que manifestement Adam n’aime pas. Sa mère a quitté le domicile familial lorsque le garçon avait neuf ans, et il a peu à peu cessé de l’attendre.
Un matin, à la gare, Adam croise une jeune fille de son âge qui le laisse pantois et brusquement amoureux. Il n’a dès lors de cesse de la retrouver. Ses deux amis, Ben, venu de Somalie et grapheur talentueux, et Pav, d’origine polonaise, ne demandent pas mieux que de l’aider, à leur manière, dans sa quête. Mais lorsqu’on est habitant de l’Éden, leur immeuble, un bâtiment à l’architecture brutaliste caractéristique, tout en béton, avec sa tour d’ascenseur qui ressemble à une rampe de lancement, il n’est pas forcément facile d’aborder une fille habitant un pavillon bourgeois, de l’autre côté des voies de chemin de fer.
Dit comme ça, le pitch semble assez peu original, et je me demandais, malgré mon intérêt pour la vie dans ce quartier de Londres, et la qualité de l’écriture, d’où venaient les appréciations très élogieuses de ce roman.
Et puis, la deuxième partie du roman éclaire le tout d’un jour nouveau, et laisse le cœur serré et l’œil embué.
C’est une belle manière d’aborder le roman social sur la banlieue, londonienne ou autre, sur l’engrenage du chômage, de l’alcool et de la violence, mais aussi sur les mille et une façons de s’en sortir. Adam est un personnage attachant, aussi fragile qu’original, à un âge charnière où toutes les possibilités s’ouvrent devant lui.
Je vous conseille de ne pas passer à côté de ce joli roman d’apprentissage, apprécié aussi par Nicole et Sylire.

Fuir l’Éden, d’Olivier Dorchamps, éditions Finitude, mars 2022, 272 pages, sorti en poche.




Daniela Krien, L’amour par temps de crise

Ce roman choral de l’autrice allemande Daniela Krien dresse cinq portraits de femmes vivant toutes dans la ville de Leipzig, en ex-RDA : qu’elles vivent seules ou non, qu’elles aient des enfants ou pas, elles sont toutes confrontées à des choix, à une vie qui ne ressemble pas forcément à celle qu’elles ont souhaitée, et dans laquelle elles se débattent. Ces cinq parties forment bien un roman, les personnages sont liés entre eux, se croisent ou font partie de la même famille ou du même groupe d’amis.
L’écriture de Daniela Krien est sobre, mais ses observations du monde actuel, et des positions des hommes et des femmes dans les couples, sont pleines de finesse. Son point de vue, résolument féministe, pose bon nombre de questions. Ces femmes étant issues de milieux assez privilégiés n’ignorent rien de leurs droits, mais se rendent compte que la société, ou leurs conjoints ou leurs familles, attendent d’elles toujours autant que de leurs mères ou de leurs grands-mères, et qu’il n’est pas si simple de cumuler vie de couple, travail, bonheur des enfants et vie culturelle.
Le constat formulé par l’autrice n’est pas rose, loin de là. Des drames touchent parfois ces femmes de près, et là encore, l’autrice fait le constat d’un fossé profond qui scinde le couple en cas de deuil ou de maladie. En arrière-plan, le choix d’une ville située autrefois en Allemagne de l’Est n’est pas anodin, et pointe certains aspects, positifs ou non, de la Réunification, comme dans le roman de Bernhard Schlink, lu précédemment.
En bref, c’est une lecture qui ne manque pas d’intérêt, mais j’avoue qu’un mois après, elle s’efface déjà : ce qui n’arriverait pas si je lisais moins, sans doute !

L’amour par temps de crise de Daniela Krien, (Die Liebe im Ernstfall, 2019) éditions Albin Michel, août 2021, traduction de Dominique Autrand, 336 pages.

Ailleurs : Alex n’est pas trop convaincue, Laure s’avère plus emballée et Sacha émet une légère réserve…

Pour prolonger la découverte de cette autrice, je lirais bien L’incendie, repéré chez Eva.

Les Feuilles allemandes sont sur Livr’escapades et Et si on bouquinait.

Lectures du mois (31) août 2023

Pour ce mois encore, je regroupe quelques lectures, pour (essayer de) ne pas prendre trop de retard dans la rédaction de billets !

Publié en 1970 aux Etats-Unis, ce livre devenu un classique de la littérature américaine vient seulement d’être traduit. Il relate une année de l’enfance de Francie, douze ans, entre appartement insalubre et trottoirs de Harlem. La petite fille raconte avec sincérité, autant les petites chamailleries entre copines que les problèmes récurrents d’argent rencontrés par ses parents et voisins depuis la crise de 29, ou que le trouble provoqué par certains comportements déplacés, malheureusement trop fréquents. Le père de Francie joue du piano dans des bars et récolte des paris clandestins, et sa mère cumule les ménages. Quant à ses frères, l’un tente de continuer à étudier, et l’autre fréquente un gang de rue.
Une tranche de vie saisissante, dans un style particulièrement vif !

Le narrateur vit seul dans sa petite maison, avec des archives venant du journal qui l’employait, et qu’il continue de trier. Il vit aussi avec le souvenir de Fransiska, son premier amour, une chanteuse dont il suit de loin la carrière. Jusqu’au jour où il se décide à envoyer un mail à son ancienne amie…
J’ai retrouvé Peter Stamm découvert avec Sept ans, qui m’avait bien plu, mais cette fois, j’ai été un peu lassée par l’atmosphère feutrée et mélancolique du roman. Tout y est trop ténu et éthéré, et l’irruption de rêves dans la réalité ne m’a pas convaincue davantage. Un bon roman, sans doute, mais qui ne me laissera pas beaucoup de traces.

Je continue de découvrir Peter Heller (La constellation du chien, Céline, La rivière) avec ce roman dans la tradition du roman noir américain. Pour l’histoire du moins, celle d’un homme poursuivi par un geste violent et irréfléchi qui entraîne une vengeance. Doit-il fuir ou l’affronter ? Cet homme est un artiste-peintre, amoureux de la nature, pêcheur à ses heures, et vivant en solitaire dans le Colorado depuis un drame familial… tous les ingrédients du roman noir, vous dis-je, mais avec le style de Peter Heller, donc toujours un grand plaisir de lecture.

Graeme Mcrae Burnet, L’accident de l’A35, éditions 10/18, 2020, traduction de Julie Sibony, 336 pages.
« Personne ne regardait jamais un flic de travers à un enterrement. Dans un mariage, la présence d’un policier jetait un froid ; à des funérailles, ça semblait tout à fait pertinent. »

Je ne connaissais cet auteur écossais que de nom, ma première surprise a donc été de découvrir que l’intrigue se déroule à Saint-Louis, en Alsace. Un homme est découvert mort dans sa voiture au bord de l’autoroute. Si l’origine accidentelle ne semble faire aucun doute, l’inspecteur Gorski décide tout de même d’enquêter. Quant au fils de la victime, il se pose aussi des questions et se lance dans des recherches de son côté.
Certains comparent à Simenon (la filiation est assumée, à un moment, il y a une rue Saint-Fiacre) ou à Chabrol, tout cela me convient bien, et j’ai lu ce roman d’atmosphère très rapidement, tant la psychologie des personnages intrigue et donne envie d’en savoir plus.

Ce livre était partout à la rentrée dernière, ce qui était tout à fait mérité. Il s’agit de l’apparition du sida dans les années 80. Deux points de vue alternent : dans certains chapitres, celui de l’auteur lui-même, dont l’oncle, héroïnomane, a contracté le sida en même temps que sa compagne. Les autres chapitres détaillent la découverte du virus, l’avancée des recherches dans les années qui suivent, en ce qui concerne le dépistage puis le traitement.
C’est un texte sensible, souvent émouvant, et très certainement indispensable. Pourtant pas un coup de cœur pour moi qui avais adoré sur le même sujet N’essuie jamais de larmes sans gants.

Et vous, avez-vous lu certains de ces romans ?

Goliarda Sapienza, L’art de la joie

La conjonction de la saison estivale et de ses pavés, et d’une trouvaille en boîte à livres, m’a fait attaquer enfin L’art de la joie, dont je remettais sans cesse la lecture depuis une tentative il y a quelques années. La plupart des critiques promettent un chef d’œuvre, je n’allais donc pas plus longtemps reporter cette lecture !

«  Il est temps de se remuer, de lutter de tous ses muscles et de toutes ses pensées dans cette partie d’échecs avec la Certa (la mort) qui attend. Et chaque année volée, gagnée, chaque heure arrachée à l’échiquier du temps, devient éternelle dans cette partie finale. Réfléchis, Modesta, peut-être que vieillir de façon différente n’est qu’un acte révolutionnaire de plus… »

L’art de la joie, pour faire court, raconte le destin d’une petite fille née en janvier 1900 dans une famille sicilienne aussi pauvre que peu aimante. Le roman la suit jusqu’à un âge avancé, et détaille comment, toute jeune, elle connaît ses premiers émois amoureux, comment elle quitte sa famille pour le couvent, après un drame intime et familial (ce passage est particulièrement saisissant), comment elle développe ses capacités intellectuelles puis devient par des circonstances étonnantes, Princesse et maîtresse d’une grande demeure proche de Catane, puis mère, égérie et lumière d’une famille dont elle restera pourtant indépendante. Mais surtout, comment les rencontres et les amours que Modesta aborde avec toujours la plus grande liberté, et sans toujours se soucier des sentiments des personnes qui l’entourent, ont contribué à former sa personnalité. Le féminisme et le socialisme avant l’heure de Modesta vont se mêler avec l’histoire de la Sicile tout au long du XXème siècle, et former une fresque hors norme.

« Il y a une limite précise dans l’aide apportée aux gens. Au-delà de cette limite, invisible à beaucoup, il n’y a que volonté d’imposer sa propre façon d’être… »

Mais, et il faut bien que j’en arrive à l’avouer, j’ai trouvé tout cela original, parfois enthousiasmant, souvent très intéressant, mais aussi bien long !
Les changements de rythme, s’attardant sur des discussions entre les personnages pendant des pages et des pages, pour passer ensuite plusieurs années en quelques lignes, m’ont souvent gênée, plus que les passages de la première à la troisième personne, qui, eux, m’ont paru cohérents, et apportent quelque chose de plus au texte.
Je trouve que les points forts du roman portent en eux-mêmes chacun leur inconvénient : par exemple, j’ai trouvé beaucoup d’intérêt au côté féministe du texte, mais, il apparaît au travers de longs dialogues où les idées progressent et gagnent du terrain dans les esprits, mais assorties de longueurs finissant par lasser. Quant au magnifique personnage, libéré et incomparable, de Modesta, s’il est de toutes les pages et de toutes les avancées intellectuelles, il fait paraître tous les autres personnages assez insignifiants, en particulier les autres femmes.
Au bout du compte, ce n’est pas pour moi la coup de cœur annoncé, je lui ai préféré les romans de nature autobiographique de Goliarda Sapienza, moins délayés, que sont Moi, Jean Gabin, sur son enfance à Catane, et L’université de Rebibbia, sur son incarcération dans une prison romaine.

L’art de la joie de Goliarda Sapienza, (L’arte della gioia, 1996), éditions Le Tripode, 2016,traduction de Nathalie Castagné, 798 pages en poche.
L’autrice a travaillé dix ans à ce roman qui n’a été publié qu’après sa mort, et a connu le succès surtout après sa publication française, chez Viviane Hamy tout d’abord, puis au Tripode.

Coup de cœur pour Ariane, enthousiasme pour Athalie, un peu moins pour Valentyne.
Je croyais être la dernière à le lire, mais j’ai trouvé assez peu de chroniques, et vous, l’avez-vous lu ?

Je l’ajoute à mes « pavés de l’été » et « épais de l’été ».

Fábio Moon et Gabriel Bá, Daytripper : au jour le jour

« Et il était là, rêvant à l’avenir. Tout lui semblait clair et net. Prêt pour lui. Un futur n’impliquant pas d’effrayants mystères, et à portée de main. Puis Bras se réveilla et comprit qu’au coin de la rue, cet avenir que vous aviez prévu et espéré n’était pas toujours celui qui vous attendait. En réalité, c’était généralement tout le contraire… »

Suivant, à mon rythme, ma collègue blogueuse A girl from earth dans son voyage littéraire au Brésil, j’ai noté cette bande dessinée, et bien m’en a pris !
Écrite et dessinée par deux frères, elle présente un personnage dont j’imagine qu’il leur ressemble un peu. Brás de Oliva Domingos a trente-deux ans, et alors qu’il se rêvait auteur reconnu comme son père, vit de l’écriture de nécrologies pour un quotidien de Sao Paulo. Le jour même où son père fête ses quarante ans de carrière, Brás se trouve pris dans une fusillade et meurt.
Fin de l’histoire ? Pas du tout, puisqu’il ne s’agit là que de l’un des dix chapitres du roman graphique. Dans chacun, Brás va vivre une vie et affronter une mort différente, à des âges différents. En ayant eu le temps de vivre selon ses rêves ou en ayant seulement eu le temps d’imaginer…
À quel âge la vie commence-t-elle vraiment, que faisons-nous de nos rêves d’enfants, comment une amitié ou un amour auraient-ils pu évoluer si le temps ne leur avait pas été compté ?

Cette superbe bande dessinée pose quantité de questions très personnelles, tout en rendant très attachant le personnage principal, à tous les âges de sa vie. C’est plein d’intensité et de douceur à la fois. Alors que le dessin ne me semblait pas de prime abord de ceux que j’apprécie le plus, j’ai tout aimé, l’histoire, la construction, le dessin, la couleur et la mise en page.
Si vous avez l’occasion de la lire, n’hésitez pas !

Daytripper, au jour le jour de Fábio Moon et Gabriel Bá, éditions Urban Comics, 2012, couleur de Dave Stewart, traduction de benjamin Rivière, préface de Cyril Pedrosa, postface de Craig Thompson (ouf, c’est tout !), 256 pages.

Book-trip brésilien ici.

Gouzel Iakhina, Zouleikha ouvre les yeux

« Parfois, elle avait l’impression qu’elle était déjà morte. Mais lorsque Zouleikha s’approchait des latrines improvisées dans un coin de la cellule, qui consistaient en un grand seau de fer-blanc sonore, et qu’elle sentait ses joues brûler de honte, elle comprenait soudain qu’elle était encore en vie. Les morts ne connaissent pas la honte. »

Dans les années 30, dans le pays Tatar, région russe dont la capitale est Kazan, une jeune femme subit sa vie auprès d’un mari tyrannique et d’une belle-mère qui la prend pour une esclave. Mariée depuis quinze ans à cet homme bien plus âgé, elle a perdu quatre bébés filles toutes petites encore et s’en remet à de vieilles superstitions dans l’espoir d’avoir un enfant. Lorsque les autorités villageoises, sur ordre de Staline, décrètent la « dékoulakisation », à l’encontre des propriétaires terriens, si humbles soient-ils, le mari de Zouleikha est tué en tentant de résister et la jeune femme est déportée avec de nombreux autres habitants.
Le thème est le même que dans L’étrangère aux yeux bleus, mais d’un point de vue totalement différent puisque Zouleikha n’échappe pas au sort qui l’attend, alors que les personnages de l’autre roman tentaient de fuir avec leurs troupeaux. S’ensuit pour la jeune femme une longue errance dans un wagon bondé, puis l’arrivée dans un endroit éloigné de tout, en Sibérie, au bord du fleuve Angara, où les déportés devront s’organiser.

« Du haut de la colline, la plaine s’étendant en bas ressemble à une immense nappe blanche sur laquelle la main du Très-Haut a égrené des perles d’arbres et des rubans de routes. La caravane des koulaks forme un fil de soie fin qui s’étire jusqu’à l’horizon, où le soleil pourpre se lève solennellement.  »

Un premier roman qui embrasse tout un pan de l’histoire de la Russie, du côté des petites gens qui ne comprennent pas forcément dans quoi ils sont embarqués, voici qui m’a tout de suite attirée, et j’ai été ravie de trouver ce roman à Saint-Malo, lors du festival Étonnants Voyageurs. Même si je n’ai pas pu y écouter Gouzel Iakhina, je n’ai pas douté un instant que ce roman allait me plaire. Et il m’a plu au-delà de ce que j’imaginais !
Outre le contexte passionnant, les personnages font la force de ce roman. Comment ne pas s’attacher à Zouleikha, toute menue et discrète, et au bouleversement de sa vie qui la fera passer quasiment du Moyen-Âge à l’époque moderne en seize années de déportation. Quel beau personnage qui malgré les épreuves, trouve toujours une force ultime pour avancer ! Il y a aussi le chef de camp, Ignatov, d’autres « déplacés » dont certains sont des intellectuels venus de Saint-Pétersbourg, comme Isabella ou le peintre Ikonnikov. Et ensuite, arrive Youssouf… des personnages intensément humains qui vont, chacun à leur heure, émouvoir et faire se sentir proche d’eux.
J’ai tout aimé dans ce roman, même l’ambivalence des personnages, qui ne sont ni entièrement mauvais, ni foncièrement bons. Si l’autrice s’est incontestablement bien documentée sur le Tatarstan des années 30, cela reste discret et jamais péremptoire.
L’écriture et la traduction rendent parfaitement les paysages et les saisons, comme les dialogues et les sentiments : que de qualités pour un premier roman ! J’en suis encore sous le charme…

Zouleikha ouvre les yeux de Gouzel Iakhina, (Zouleikha otkryvaet glaza, 2015), éditions Libretto, 2021, traduction de Maud Mabillard, 560 pages.

Pour les curieux, voici une interview intéressante qui n’en dit pas trop sur les livres de l’autrice pour laisser le plaisir de la découverte, et aussi la page consacrée à Gouzel du festival Étonnants voyageurs.

Roman repéré chez Aifelle, Claudialucia et Ingannmic, il participe au défi Pavé de l’été chez Brize.

Carla Guelfenbein, Le reste est silence

« J’approche de la capitale. Les premiers éclairages des rues dessinent des droites et des courbes sur la surface obscure de la terre. Santiago, qui a l’air plutôt chaotique dans la journée, a la délicatesse d’un dessin quand la nuit tombe. »

Tommy a douze ans, et depuis sa naissance, une enfance excessivement protégée, car une maladie de cœur lui interdit tout effort. Un jour, au détour d’une conversation « mondaine » qu’il s’amuse à enregistrer en cachette, il apprend que sa mère s’est suicidée. Tommy est un observateur infatigable de ce qui l’entoure, et en premier lieu, de sa famille. Son père Juan, chirurgien réputé et sa belle-mère Alma le protègent beaucoup, notamment de secrets de famille qui vont bientôt émerger. Mais l’essentiel ne réside pas seulement dans ces secrets, mais plutôt dans les points de vue de chacun, que ces silences rendent bientôt incompatibles.

« Quand papa ne dit rien, c’est comme si soudain quelqu’un éteignait la lumière et laissait tout le monde dans le noir, perdu dans son coin. Voilà pourquoi les silences de papa sont noirs. »

Trois points de vue sont alternés, un peu comme dans la série « The affair ». Les personnages racontent chacun à leur tour, parfois en reprenant les événements qui mènent au délitement de la famille, de manière subtilement différente. Originalité, des petits signes indiquent en début de chapitre de quel personnage il s’agit, au lieu de leur nom : des vagues, une flèche, un sablier… on comprend vite ce que chacun représente. C’est une famille où beaucoup de choses sont tues, le procédé de reprendre les événements vus par l’un ou l’autre est donc intéressant.
J’ai trouvée très jolie l’idée de Tommy de découvrir et noter dix choses sur sa mère. Le personnage du garçon est sans doute le plus immédiatement attachant, mais les autres ne manquent pas d’intérêt pour autant. Je ne dirai rien de la fin du roman, si ce n’est qu’elle est d’une certaine manière parfaite. Seul léger bémol, si j’aime bien en général que le propos d’un roman soit universel, cette fois j’aurais préféré que le Chili, et ce qui le distingue d’autres pays, soit plus perceptible.

Le reste est silence de Carla Guelfenbein, (El resto es silencio, 2008) éditions Actes Sud, 2010, traduit de l’espagnol par Claude Bleton, 312 pages en poche.

Mimi et Zazy ont aimé aussi.

Le mois latino-américain, c’est chez Ingannmic. Livre sorti de ma PAL pour Objectif Pal.

Lectures du mois (27) spécial littérature française

Vous devez savoir, pour ceux qui fréquentent régulièrement ce blog, que j’ai une préférence pour la littérature étrangère. Toutefois, il m’arrive de me laisser tenter par des romans français récents dont les critiques sont bonnes. Il faut bien se tenir un peu au courant !
Voici donc en bref mes ressentis sur des livres dont vous avez sans doute entendu parler, ou peut-être déjà lus.

Caroline Dorka Fenech, Rosa dolorosa, éditions La Martinière, août 2020, sorti en poche.
« Aux fenêtres, les linges pendus paraissaient en lambeaux. Et, à cette heure-ci, il n’y avait personne. Seuls les Messina passaient sous les fils électriques fragiles et noirs qui couraient d’une façade d’immeuble à l’autre, composant une toile d’araignée funèbre au-dessus d’eux. »

Toute la vie de Rosa tourne autour de son fils Lino. Le jeune homme d’une vingtaine d’années monte avec elle un projet d’hôtel à Nice, où Rosa possède déjà un petit restaurant. Jusqu’au jour où Lino est mis en examen pour un meurtre, chose impensable pour sa mère. Sous le choc, elle met tout en œuvre pour prouver l’innocence de son fils.
La force de ce roman assez court réside dans la tension qui parcourt le roman et dans la magnifique scène finale… Sinon, le style un peu inégal, avec de belles descriptions mais des dialogues pas toujours intéressants, font que j’ai été un soupçon déçue, j’attendais mieux de ce premier roman.

Karine Tuil, Les choses humaines, éditions Gallimard, août 2019, sorti en poche.
« Ils découvraient la différence entre l’épreuve et le drame : la première partie était supportable ; le second se produisait dans un fracas intérieur sans résolution possible – un chagrin durable et définitif. »

Tout le monde connaît les parents d’Alexandre Farel, jeune étudiant brillant à Stanford. Son père présente une émission politique très regardée, sa mère écrit des essais féministes. Mais Alexandre est accusé du viol d’une jeune fille. C’est là que deux ressentis s’affrontent, jusqu’au procès. Pour Alexandre, il y avait consentement, pour Mila, la jeune fille, traumatisée, il y a eu viol.
L’écriture des deux premières parties ne présente aucun intérêt notable… Le style qui consiste à aligner des faits à propos de chaque personnage avec une grande platitude m’a laissée assez effarée et inquiète de la suite. Ajoutons à cela que les protagonistes n’éveillent aucune identification ni compassion et ne montrent que des aspects assez odieux d’eux-même. Heureusement la troisième partie consacrée au procès s’avère plus intéressante à lire tout en ouvrant quelques perspectives et sujets de réflexion, mais je me suis tout de même demandée pourquoi ce roman avait soulevé autant d’enthousiasme…

Alice Zeniter, Comme un empire dans un empire, éditions Flammarion, août 2020, sorti en poche.
« On ne mettait pas les livres dans le salon, c’était trop intime pour être exhibé, la bibliothèque était dans le bureau.
Antoine avait compris que le député n’avait pas besoin de montrer qu’il lisait, c’était acquis qu’un homme comme lui ne pouvait pas ne pas lire. »

Deux personnages principaux se partagent le texte : L, son prénom réduit à une lettre, est une hackeuse bien connue du milieu où elle agit, notamment en venant en aide aux femmes harcelées par un conjoint violent. Antoine, lui, est assistant parlementaire d’un député socialiste. Il s’est lancé dans les études, puis en politique, pour échapper à un milieu d’origine assez modeste, dont il ne parle pas. On se doute que leurs chemins vont finir par se croiser.
Sur le thème des classe sociales et du militantisme, ce roman ne se montre jamais inintéressant, même si ni l’univers des hackers ni celui des assistants parlementaires ne me passionne de prime abord. L’écriture d’Alice Zeniter permet de laisser le lecteur toujours en attente, jamais en rade. Elle a le sens de l’observation, du détail exact, qui donne à chaque scène un air de vécu, et jamais elle ne donne l’impression de déployer une thèse. Encore une fois, cette autrice m’a surprise et épatée !

Pierric Bailly, Le roman de Jim, éditions P.O.L., mars 2021.
« Jim avait beau ne pas être mon fils de sang, je lui avais forcément transmis des attitudes, des traits de caractère, le genre de choses qu’on donne sans s’en rendre compte et sans le vouloir, et puis qu’on finit par avoir du mal à tolérer chez eux, c’est çà le pire. Il y a toujours un moment où on leur en veut d’être ces miroirs miniatures sur pattes. Mais on leur en veut aussi de ne pas nous ressembler totalement, de ne pas être des clones parfaits, d’avoir en plus de çà leur putain de personnalité à eux. »

Aymeric a vingt-cinq ans lorsqu’il croise Florence, quarante ans et enceinte. Le courant passe vite entre eux deux, et le jeune homme se retrouve à élever comme son fils le petit Jim. Entre le Jura et Lyon, sur plus de vingt ans, le roman déroule cette histoire d’amour passionné entre un père et le fils qui n’est pas de lui.
Je suis passée par différents sentiments en cours de lecture, certains passages me plaisant beaucoup et d’autres moins, et si, finalement, mon avis est assez mitigé, la raison en est très certainement le style. Le langage jeune et relâché du narrateur s’accorde parfaitement à son personnage, mais c’est peut-être ce qui m’a lassée, à la longue… Je ne saurais trop dire, pourtant le sujet de la paternité ne manque pas d’originalité, ni de sensibilité.

Si je devais n’en recommander qu’un, ce serait celui d’Alice Zeniter, qui a pourtant les critiques les plus mitigées (sur Babelio, par exemple). Encore une fois, je suis à contre-courant…
Et vous, connaissez-vous ces romans ? Et qu’en pensez-vous ?

NIviaq Korneliussen, Homo sapienne

« Si Dieu est une femme, elle est plus belle que Dieu. Sara. Je pique une gorgée de la vodka d’Arnaq. Pourquoi ne la vois-je que maintenant ? Qui est-elle ? J’ai envie de parler avec elle, de lui demander toutes sortes de choses. J’ai envie de lui demander d’où elle surgit soudain. Mais je ne le lui demanderai pas, puisque je viens seulement de la rencontrer ! »

Fai rencontre Sara lors d’une soirée, et en est toute éblouie. Pour elle qui avait un copain et ne se sentait pas attirée par les filles, c’est le début de quelque chose de nouveau. Va-t-elle la revoir ?
Certains sont en couple, d’autres cherchent et se questionnent, d’autres encore rompent, parfois une nouvelle identité émerge… Les journées sont mornes et les nuits groenlandaises sont longues, l’alcool coule et la musique rythme les va et vient de chacun.

« Du Groenland à l’infini et retour … What a day to be alive. Elle lit ma petite lettre. La nuit de printemps me donne vie et Sara m’embrasse. What a day to realize I’m not dead. L’amour m’a sauvée. And I realize. This is my coming-out story. »

Un roman choral d’un nouveau genre est né, il conte le quotidien de jeunes urbains, pas spécialement paumés, ni fauchés, mais qui cherchent leur identité, dans la capitale groenlandaise, Nuuk. Leur vie, essentiellement nocturne, est racontée par monologues, émaillés d’expressions, voire de phrases ou de paragraphes en anglais, de successions de textos, d’échanges épistolaires… La première partie tient du roman d’initiation où Fia découvre qui elle est, les autres parties reprennent certains événements du point de vue d’autres personnages : Inuk, Arnaq, Ivik ou Sara, cinq jeunes qui s’interrogent sur leur vie, amitiés, amour, sexualité. Une belle part est faite aux gays et transgenres.
Tous parlent aussi de leur pays, qu’ils aiment et détestent à la fois. L’ensemble, moderne, original et réaliste, peut plaire comme déconcerter. Pour moi, c’est plutôt la deuxième option qui domine. Je trouve l’ensemble prometteur mais un peu inabouti.

Homo sapienne de Niviaq Korneliussen, (2014) éditions La Peuplade (2017) et 10/18 (2020), traduit du danois par Inès Jorgensen, validation linguistique à partir du groenlandais par Jean-Michel Huctin, 190 pages.